La voie indienne

Par Jérôme Poggi

Au pied des pentes naissantes de l’Himalaya, c’est à Chandigarh que se rencontrent le modernisme occidental et la civilisation indienne la plus séculaire.

Créée au début des années années 1950 suite à la partition entre l’Inde et le Pakistan, Chandigarh est une ville nouvelle que Nehru a commandée à Le Corbusier. Ce dernier y réalise avec son cousin Pierre Jeanneret une oeuvre majeure de l’urbanisme moderne. S’il signe le plan global de la ville et ses bâtiments les plus emblématiques tels que le Parlement, le musée ou l’École des beaux-arts, Le Corbusier laisse à son cousin et fidèle collaborateur le soin de dessiner et construire l’Université du Penjab. Fonctionnaliste à l’image de la ville tout entière de Chandigarh, avec ses bâtiments en béton brut et ses allées perpendiculaires arborées, le campus gravite autour d’un des chefs-d’oeuvre de Jeanneret : le Ghandi Bhavan, centre d’étude sur l’oeuvre et la vie de Gandhi dont la plupart des universités indiennes sont aujourd’hui dotées. L’entrée de ce petit bâtiment, voisin du musée d’art de l’université dans lequel le célèbre historien de l’art B. N. Goswamy a réuni une collection significative d’art moderne indien, est surmontée de la devise préférée de Gandhi : « TRUTH IS GOD ». Plus encore que l’indéniable qualité architecturale du campus, la situation et la fonction de ce bâtiment incarnent symboliquement la place que la vie de l’esprit occupe dans le système universitaire indien.
Le Gandhi Bhavan de la Penjab University of Chandigarh,
vu depuis le musée de l’université. © Jérôme Poggi.

L’université étant organisée en une dizaine de facultés regroupant au total plus d’une soixantaine de départements, il est surprenant pour un observateur occidental de voir que le département de l’administration de la police ou celui de la défense nationale sont rattachés à la faculté des arts, elle-même distincte de la faculté des beaux-arts. L’art ne s’entend pas seulement en Inde dans le sens des arts libéraux, des arts décoratifs ou dans celui des beaux-arts. Dans un pays où l’idée d’incarnation est consubstantielle à toute chose, l’art est aussi une philosophie et une spiritualité que l’on retrouve dans l’essence même des projets autant que dans leur forme. Une des universités les plus prestigieuses d’Inde, et les plus originales également dans le sens où elle rompt avec le modèle occidental pour développer un concept proprement indien, est justement l’oeuvre d’un artiste, Rabindranath Tagore (1861-1941). Écrivain, peintre, compositeur et musicien, Tagore est l’une des grandes voies de l’Inde. En 1921, il décide d’investir l’argent que lui avait rapporté l’obtention du Prix Nobel de littérature en 1913 à la création d’un institut au Bengale, au Nord de Kolkata [Calcutta], dans un ancien ashram appartenant à sa famille. Farouche opposant au joug culturel et académique britannique, ce en quoi il rejoignait Gandhi, Tagore était convaincu que l’éducation devait naître du désir d’apprendre et non de la volonté d’enseigner. Il privilégiait un enseignement en plein air, considérant que la pensée ne pouvait se développer librement entre les quatre murs d’une salle close. Préférant à l’intitulé d’université (Vishwa- Vidyalaya) celui de Visva-Bharati (c’est-à-dire communion du monde avec l’Inde), l’institution créée par le poète et artiste fut néanmoins reconnue comme université d’État peu de temps après sa mort. Certains des esprits indiens les plus originaux et fertiles sont sortis de cette institution alternative tels le cinéaste Satyajit Ray ou le Prix Nobel d’économie Amartya Sen, perpétuant dans leurs oeuvres les principes fondateurs du grand poète bengali. Une voix à entendre et une voie à suivre également… ?

Jérôme Poggi
Chronique parue dans le Quotidien de l'art le 7 février 2014