Jorge-Luis Borges décrivait le rangement d’une bibliothèque comme « une façon silencieuse d’exercer l’art de la critique ». Cette formule désigne bien entendu la critique littéraire, mais exprime également, à travers le terme « art », à quel point la bibliothèque est à la fois un cerveau et un cœur : archive des lettres et de la pensée, elle touche au résonnement et à l’émotion de celui qui la conçoit, qui la consulte, qui s’y perd. Un lieu de mémoire et d’affect donc, et cela d’autant plus quand elle se trouve au sein d’une université : la bibliothèque est alors un lieu de travail incomparable, mais aussi un symbole de la recherche et de la collecte d’informations qui unit promotions d’étudiants et chercheurs dans une même démarche.
Ainsi, pour la restructuration de la bibliothèque de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, en 2010, les architectes François Sahuc et Jean-Luc Katchoura (cabinet S&K) imaginèrent un espace de six nouvelles salles de lecture mêlant autonomie et convivialité, et incitant à l’appropriation des documents et des espaces de lectures par les étudiants. A cet effet, les deux architectes conçurent un ameublement modulable permettant de marier les espaces de recherche individuelle ou de consultation rapide à des lieux de travail en groupe. L’outil le plus représentatif de cette conception originale est un mur de livres de 500 mètres de long, visant à faciliter la consultation des documents archivés.
A l’occasion de l’ouverture de ces nouveaux espaces, l’administration de la bibliothèque a exprimé le souhait de voir leur institution s’inscrire plus pleinement dans le corps de l’école, en affirmant sa participation centrale aux activités de recherche de Sciences Po, et en l’inscrivant dans le programme de soutien à l’art contemporain initié par l’école depuis 2010. Le besoin se faisait sentir d’un objet symbolique et publique, partagé par les deux groupes occupant un même espace : le personnel de la bibliothèque et les étudiants.
Une réponse à cette demande fut esquissée lors de la rencontre entre des représentants de ces deux groupes (avec à leur tête la directrice adjointe, Catherine Valais) et Anastassia Makridou-Bretonneau, directrice de l’association Eternal Network et médiatrice au sein du programme Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France. Ce programme a pour but de permettre à des citoyens « non initiés », et ressentant le besoin d’une représentation originale, de devenir commanditaire d’une œuvre auprès d’un artiste contemporain. Ainsi, Mme Makridou-Bretonneau leur proposa d’entrer en contact avec le photographe italien Armin Linke, dont le travail lui semblait à même de répondre à leurs attentes.
En résulte Inside/Outside, un projet photographique d’envergure, impliquant la présence de l’artiste dans les espaces d’étude et de recherche liés à Sciences Po Paris. Le travail d’Armin Linke se focalise depuis de nombreuses années sur l’exploration de lieux traduisant, par leur architecture ou leur scénographie, la variété et l’ampleur des activités humaines. Sous une apparence documentaire – la tentative d’établir une archive plus ou moins exhaustive de ces activités - se cache un intérêt profond pour la mise en scène et la fiction ; ses photographies, dénuées d’annotations, conservent toujours une part d’ambiguïté.
En mai 2013 furent dévoilées, sur les murs de la bibliothèque, les six premières photographies de cette série, qui traduisent la multiplicité des travaux entrepris à Sciences Po et laisse transparaître, en filigrane, la présence hors-champ d’un artiste-observateur. Ainsi, par son exploration libre de l’école et des activités qui y sont développées, Linke offre aux étudiants la possibilité d’entrevoir ces lieux connus d’eux au-delà de leur simple fonction, par le biais d’une image qu’on peut donc qualifier de « plastique » : aux limites et aux interprétations diverses.
Car c’est bien dans cet échange que réside également la valeur du programme des Nouveaux Commanditaires. En effet, à travers sa mission de promotion de la fonction sociale du regard de l’artiste, celui-ci ouvre la voie à un échange entre le créateur –qui se voit invité à se pencher sur des pans souvent peu médiatiques de notre société- et les commanditaires –qui à leur tour bénéficient de l’approche originale de l’artiste. Pour la bibliothèque de Sciences Po Paris, ouvrir les portes de lieux si spécialisés à un regard non seulement extérieur, mais également profondément différent, constitue la possibilité pour chacun de découvrir ou redécouvrir toutes les spécificités et la force visuelle de lieux souvent compris comme purement utilitaires.
En attendant de nouveaux tirages qui viendront, en 2014, augmenter la série, le projet Inside/Outside a déjà commencé à révéler, au sein de l’épicentre du savoir de l’école, un patrimoine de pensées, de pratiques et de lieux qui établissent, pour le personnel et les étudiants, les fondements d’une démarche intellectuelle partagée.