Les Humanités, ressource essentielle en temps de crise : le plaidoyer de Martha Nussbaum

Par Pierre Caron

Dans un livre passionné et passionnant, la philosophe américaine soutient l'importance vitale des Humanités et des arts, pour permettre aux citoyens de faire face aux crises économiques et politiques et de se détourner des extrémismes et de leurs doctrines intolérantes. Embrassant les émotions et la fragilité humaine, deux thèmes majeurs de son oeuvre, Martha Nussbaum signe un appel à la raison et à l'empathie d'une citoyenne inquiète.

Alors que la ville de Detroit, dans le Michigan, vient de se déclarer officiellement en faillite, son manager de crise, Kevyn Orr, a récemment engagé la société de vente aux enchères Christie’s pour évaluer les œuvres de la collection du Detroit Institute of Art (DIA). Aucune crainte de voir la collection publique vendue pour combler les dettes de la municipalité, puisqu’un projet de loi excluant cette possibilité a rapidement été mis en place par les sénateurs de l’état, en réponse au tollé généré par cette affaire. Toutefois, la justification que M. Orr apporte à cette démarche sans précédent ne laissera pas de piquer les créateurs, enseignants ou amateurs d’art, sensibles à la transcendance de l’œuvre : « La ville doit connaître la valeur actuelle de chacun de ses biens, y compris de la collection municipale du DIA. Nous n’avons jamais eu, et nous n’avons toujours pas l’intention de vendre de l’art. (…) C’est un pas que la municipalité doit faire pour résoudre sa situation envers ses créditeurs (…). »

Il en est ainsi en temps de crise : la rentabilité devient l’aune à laquelle toute chose est mesurée. La création et l’éducation artistique s’en trouvent naturellement fragilisées et n’apparaissent plus comme des acquis de nos sociétés démocratiques. Les humanités, convoquant imagination et sensibilité personnelle, peuvent sembler frivoles face à des problèmes “réels”, qui appellent nécessairement des solutions “réalistes”. C’est le constat que faisait déjà en 2010 la philosophe américaine Martha Nussbaum dans son ouvrage Les Emotions démocratiques. En prenant de nombreux exemples (baisse de crédits, réduction d’effectif, exclusion des cursus) dans les systèmes éducatifs américains, européens ou indiens, elle soulignait combien la crise économique fragilise les humanités et toutes les matières qui ne visent pas l’apprentissage d’un savoir technique directement applicable, c’est-à-dire directement rentable.


La force de cet essai tient justement dans son discours “réaliste” : le propos ne dérive à aucun moment vers la défense d’un idéal utopique -la noblesse de l’apprentissage pour lui-même. Au contraire, il met simplement en évidence, à l’aide de références scientifiques et de cas pratiques précis, l’importance d’une double autonomie citoyenne : autonomie de capacité technologique mais aussi autonomie intellectuelle. Ouvertement inspirée de l’Emile de Rousseau, sa théorie pédagogique vise à offrir au citoyen les moyens de son activité, mais également la capacité d’émettre un jugement éthique et réfléchi sur le monde. À cette équation intellectuelle, l’auteur propose une solution pédagogique : les apprentissages concomitants (et obligatoires) de la technologie, de la connaissance théorique et de l’esprit créatif.

Ce mariage idéal d’un savoir pratique et d’une sensibilité intellectuelle prends corps dans le texte même, puisque celui-ci développe un discours politique et philosophique passionné à partir d’une solide base scientifique. Ainsi, se référant à des études comportementales célèbres (Milgram, Asch ou Zimbardo), Martha Nussbaum pointe du doigt la tendance des Hommes, de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, à chercher inconsciemment la sécurité de tout ce qui peut faire de lui un individu anonyme plutôt qu’une force pensante et critique : influence du milieu, pression de groupe, respect aveugle des figures d’autorité. Elle analyse aussi la force du dégoût pour l’autre, auquel on attribue les manquements que l’on perçoit en soi. Lutter contre le dégoût aveugle et les idées infondées passe par des modes d’éducation qui doivent solliciter les capacités empathiques liées à l’imagination et à la créativité.

L’auteur propose donc une refonte des systèmes éducatifs des démocraties mondiales, en proposant de s’inspirer des théories de grands pédagogues humanistes : en premier lieu Socrate et sa recherche constante, avec ses élèves, de la vérité par le dialogue, mais aussi le grand penseur et poète indien Rabindranath Tagore, dont l’école Visva-Bharati, fondées en 1939, promouvait l’apprentissage de la danse et de la musique, comme vecteurs de découverte de soi et des autres. Le lecteur européen notera que le modèle pédagogique qui se fait jour est également sensiblement inspiré du modèle américain des “arts libéraux” –des cours se rattachant aux humanités, obligatoires dans tous les cursus universitaires aux USA, scientifiques ou littéraires-  et ne sera pas insensible à une critique du “gavage” intellectuel du cours magistral “à l’européenne”. Toutefois, ces critiques ne devront pas masquer un message fort : un plaidoyer pour les émotions artistiques, ressources inépuisables d'inventivité et moteur de renouveau face aux crises actuelles. Un message qu'il sera toujours bon de méditer.


Pierre Caron, août 2013