"Lumières 01.10", par Garance Chabert, critique d'art

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Depuis la fin du XIXe siècle, la photographie de classe incarne le paradigme de la représentation scolaire. Des maternelles aux grandes écoles, elle témoigne du passage et de l’ascension de l’élève dans l’institution républicaine, dont elle incarne par delà les générations la continuité, tout en offrant à l’élève un souvenir de son appartenance à cette communauté. La force du symbole explique sans doute la représentation normative et immuable de la photographie de classe, sa monotonie narrative étant un gage de stabilité et de tradition. À rebours de cette esthétique fonctionnelle, l’École Centrale a initié un programme de commande d’œuvres d’art à des artistes contemporains, invités à proposer un autre regard sur la photographie de classe. 
 
La réussite d’un projet de production résulte du subtil équilibre entre les attentes du commanditaire et la capacité de l’artiste à s’appuyer sur les contraintes de la commande pour réaliser une œuvre qui prolonge et renouvelle les propres questionnements de son travail.  La pièce qu’a conçue Jean-Marc Bustamante, premier convié à participer à ce programme, répond précisément à cette exigence. Appartenant par son titre et la technique employée à la série des Lumières, la photographie du campus de Centrale à Chatenay-Malabry en propose une nouvelle variante inédite, renouant avec l’esthétique de ses Tableaux photographiques. 


A partir de 1978, Bustamante entame une série de photographies de grand format, réalisées à la chambre, qui garantit le rendu des détails et la netteté de l’ensemble photographié. Dans les environs de Barcelone, l’artiste arrête son appareil sur des zones pavillonnaires en travaux, des coins de piscines dans des végétations anarchiques, des parterres terreux peu entretenus etc. La récurrence de certains thèmes se met en place, comme le choix de sites périurbains, la présence de chemins dans la végétation, le partage entre nature et construction, l’équilibre entre les ombres et les lumières - autant de motifs que l’on retrouve dans la photographie prise par l’artiste à l’Ecole Centrale. Ces lieux « sans qualité » particulière, comme il les qualifie, Bustamante les restitue avec la finesse descriptive de son outil photographique, les monumentalise par le format employé, choisit de n’en faire qu’un exemplaire unique et les élève, en les nommant, à la dignité picturale. Geste pionnier, soit dit en passant, qui sera ensuite abondamment repris et inaugure la reconnaissance de la photographie dans le champ de l’art contemporain.
Ces paysages, et celui qui nous occupe en particulier, que nous donnent-ils à voir exactement ? Rien de précis, justement. L’absence de focalisation sur un détail, la difficulté à identifier dans ces images un sujet, tout concourt à évacuer la possibilité d’une signification claire pour privilégier la perception d’une atmosphère vague. Le paysage fonctionne alors comme un décor, en attente de l’action que l’on peut imaginer y prendre place : « Le décor d’une absence, celles des personnes qui pourraient habiter ces lieux, celle de l’histoire qui pourrait s’y tramer, celle d’un sens qui demeure évanescent » écrit à ce propos Michel Gautier[1]. Dans la Lumière de Chatenay-Malabry, le décor est fermé, le bâtiment d’enseignement n’autorise aucun point de fuite et une ombre indistincte amène le regard sur la bifurcation centrale, qui laisse le regard finalement libre de son cheminement dans l’image. C’est un lieu de passage, emprunté par les étudiants quotidiennement, qui autorise toutes les directions et semble à cet instant comme endormi dans la quiétude d’un moment silencieux. Un paysage en sommeil, que l’on apercevrait par la fenêtre d’une salle de classe, dans la langueur studieuse des dernières heures de cours, réminiscence à laquelle invite par ailleurs le dispositif formel si particulier des Lumières.
Les premières Lumières, débutées au milieu des années 1980, sont des photographies d’images imprimées prélevées dans des livres d’architecture moderniste. Sérigraphiée sur plexiglas, l’image apparait en transparence une fois qu’elle est accrochée à quelques centimètres du mur, qui révèle les blancs de l’image, et reçoit les ombres projetées de l’encre noire de la sérigraphie. Cet effet de transparence donne aux images un aspect spectral, souvent des intérieurs de bâtiments scolaires désertés : salles de classe, vestiaires, douches collectives etc. L’espace scolaire, que l’on investit intensément mais provisoirement, se prête particulièrement bien à la remémoration d’un temps révolu. Par ailleurs, l’émotion que suscite une photographie tient en partie à la perte irrémédiable d’un instant disparu. Parce que les Lumières sont des images latentes révélées par l’immédiate clarté de leur environnement, elles rejouent le processus de la mémoire, qui réinvente le passé à l’aune d’une lumière présente. 
 
A l’opposé de la photographie de classe, exposant fièrement sa charge symbolique (le professeur au centre, la communauté scolaire rassemblée, le point de vue frontal devant l’établissement), l’image proposée par Bustamante, bien que figurant un lieu tout-à-fait reconnaissable, joue sur l’intensité d’une forme de neutralité. L’équilibre des contrastes de lumières et de formes, et l’indétermination temporelle de l’image permet, comme dans les Tableaux, une vacance de sens, que chacun peut librement investir. Le paysage du premier plan, emprunt d’une certaine mélancolie, mène au bâtiment d’enseignement, qui s’évapore dans la blancheur du mur. Dans ce cheminement possible vers un horizon évanescent réside précisément la puissance évocatoire de Lumière : « elle fait remonter à la surface des mondes perdus qui se rappellent ainsi à notre mémoire[2] ».
 
Garance Chabert
 
Garance Chabert est critique d’art et commissaire d’exposition, membre du collectif le bureau. Elle est également administratrice de la Société Française de photographie et secrétaire de rédaction de la revue Etudes photographiques.

 

[1] Michel Gautier, « Les chantiers de l’aura », in Bustamante, Paris, Gallimard, 2003, p. 56.
[2] Selon les termes de l’artiste, In Jean-Marc Bustamante, Moscou, Fondation Ekaterina.