Entretien avec Jean-Marc Bustamante, par Jérôme Poggi

+ QUELLE IMAGE AVIEZ-VOUS DE L’ECOLE CENTRALE AVANT CETTE COMMANDE ?

Jean-Marc Bustamante (à gauche)
visitant le campus de l’Ecole avec des étudiants
commanditaires de la P2010
Centrale représente en quelque sorte tout l’univers de l’ingénieur que je ne connais pas, qui revêt à mes yeux un caractère mystérieux, et en même temps essentiel dans la société. Tout comme les ingénieurs sont généralement impressionnés par les architectes, et les architectes par les artistes, je suis personnellement impressionné par le métier de l’ingénieur, à la fois obscur et indispensable. Quand on m’a proposé cette commande, j’ai trouvé formidable qu’il puisse y avoir à un moment donné une relation entre la visibilité de l’art et l’humilité de l’ingénieur. Ce n’était pas évident que des ingénieurs, qui sont plutôt des hommes de l’ombre, s’intéressent à l’art et qu’il y ait cette possibilité de convergence.

QUELLE A ÉTÉ VOTRE IMPRESSION LORS DE VOTRE PREMIÈRE VISITE DU CAMPUS DE L’ECOLE À CHÂTENAY-MALABRY AVEC LE GROUPE D’ÉTUDIANTS COMMANDITAIRES ?
Je n’ai pas été très étonné finalement par l’architecture et l’ordonnancement assez maîtrisé du lieu. L’Ecole Centrale correspond à des architectures d’ingénieurs, avec une volonté manifeste d’être efficace sans perdre du temps dans l’ornemental et la décoration. Ce sont des espaces géométriques et utiles. J’ai été frappé par la lisibilité du lieu où les fonctions sont réparties clairement sur le campus avec d’un côté un bâtiment pour l’enseignement, de l’autre les laboratoires de recherches, l’administration, la résidence des élèves, le restaurant universitaire, le terrain de sport et le gymnase. Le tout relié par de clairs chemins qui desservent chacun de ces lieux. C’est tout le contraire de l’Ecole des Beaux-arts de Paris où j’enseigne depuis plusieurs années, qui est un assemblage de différents styles, de plusieurs couches d’histoire, assez labyrinthique. Ce qui m’a surtout surpris, c’est que j’ai vu dans ces bâtiments les thèmes et les sujets que j’avais utilisés dans mes Lumières. C’est une série que j’ai commencée en 1987 qui consistait à partir d’images d’écoles et d’édifices publics trouvées dans des livres, de les photographier, de les agrandir et de les sérigraphier sur plexiglas pour qu’elles prennent une toute autre présence devant le mur. On se trouve alors face à un objet un peu hybride entre la photographie, l’objet et la sculpture. Cela vient de souvenirs d’enfance quand, petit, on a une relation à l’espace particulière. On est alors un peu pris par les constructions. Quand j’ai visité le campus, je me suis tout à coup retrouvé confronté en réel au sujet de mes oeuvres précédentes. On aurait dit des Lumières en vrai. J’ai voulu boucler la boucle et faire moi-même la photographie de Lumière en utilisant le même dispositif.


QUEL ÉCHANGE AVEZ-VOUS EU AVEC LES ÉTUDIANTS, COMMANDITAIRES DE L’OEUVRE ?
Je suis retourné à Centrale avec une étudiante, Camille Chardonnet, avec qui j’ai passé une journée à me promener sur le campus pour prendre des photographies. Je me suis fondu dans ces allées, dans ces paysages, non pas pour représenter l’Ecole, mais pour faire quelque chose de plus intime. J’ai voulu me retrouver dans une configuration qui montrait ce qu’est ce moment qu’une personne vit sur le campus, à la croisée des chemins, face à des immeubles, face à quelques arbres. Je voulais faire quelque chose de sensible. Ce n’est pas une photographie d’architecture. J’ai cherché à révéler un lieu à un moment donné. La technique des Lumières permet de mettre l’accent sur ce moment à travers la lumière. L’usage du noir et blanc accentue les contrastes, met en avant la lumière et les ombres. J’ai pensé à l’oeuvre et à son dérivé, les sérigraphies remises à chacun des diplômés. Imaginer la confrontation de l’étudiant avec l’édition m’encourageait à lui donner à voir quelque chose qu’il connaît en essayant d’agir sur un instant un peu émouvant, entre mélancolie et nostalgie. Il ne s’agissait pas de produire une représentation de l’Ecole où il avait étudié. C’était plus que cela. Essayer d’agir sur la mémoire demande de se fondre dans le paysage et de porter un regard comme si on était soi-même un étudiant. J’ai pensé à cela quand j’ai fait mes photographies.

COMMENT S’EST EFFECTUÉ LE CHOIX DÉFINITIF DE LA PHOTO DE PROMO ?
Après avoir fait un tour général du campus avec Camille, j’ai proposé quelques points de vue que je voulais photographier. J’ai fait deux rouleaux de photos sur le campus. Au final, après avoir développé les pellicules, il y avait plus d’une bonne photographie dans le lot. Je me suis rendu compte que j’avais été inspiré par ce lieu. Il me correspondait par rapport à la mémoire des oeuvres que j’avais faites et je m’étais senti suffisamment impliqué pour pouvoir porter un regard personnel sur ce lieu.

Nous nous sommes ensuite réunis dans mon atelier avec Camille et Alexandrine Urbain, responsable de la communication à Centrale. Il y a eu une vraie discussion avec les différentes personnes autour des six ou sept clichés que j’avais retenus jusqu’à ce que nous parvenions à un consensus sur l’image qui serait éditée. On a été assez audacieux. L’image choisie n’était pas la plus facile, la plus représentative de l’Ecole. Elle n’était pas la plus jolie, la plus graphique et la plus structurée. Mais
c’était la plus poétique.

QUEL REGARD PORTEZ-VOUS AUJOURD’HUI SUR CETTE COMMANDE PAR RAPPORT À VOTRE TRAVAIL D’ARTISTE ?
Quand j’ai tiré la Lumière à l’usine, je l’ai considérée comme un oeuvre à part entière, bien au-delà du contexte de sa commande. C’est une oeuvre que je pourrais très bien présenter dans une exposition de mon travail indépendamment de son contexte. C’est tout le défi que doit relever un artiste quand il fait face à une commande.

Il faut que l’oeuvre qu’il produit ait du sens pour une personne qui ignorerait son origine. La commande fixe un cadre seulement. Le contexte finit toujours par s’oublier. C’est l’apport essentiel de l’artiste d’ailleurs que de faire véritablement une oeuvre qui soit plus qu’un seul commentaire ou documentaire. Cette commande m’a perturbé quelque part.

Au début, la série des Lumières était beaucoup plus conceptuelle, proche du readymade. Mais aujourd’hui, après cette commande, je me sentirai capable de faire moi-même des images pour de prochaines Lumières.

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Jean-Marc Bustamante
Photographe, mais aussi peintre et sculpteur, Jean-Marc Bustamante est aujourd’hui une des figures les plus importantes de la scène de l’art internationale.
Ce n’est qu’une fois des études d’économie terminées que Jean-Marc Bustamante s’initie à la photographie, notamment sous les enseignements de Denis Brihat et de William Klein, dont il devient l’assistant dans les années 70. Donnant à ses photographies le statut de véritables tableaux, Bustamante a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de la photographie dite plasticienne dans le champ de l’art contemporain. Son travail photographique s’est notamment attaché à saisir le caractère à la fois transitoire et immanent de paysages souvent urbains (série des Tableaux et des Lumières). Il a représenté la France à la 50ème Biennale de Venise en 2003.
Né en 1952, Jean-Marc Bustamante vit et travaille à Paris. Il est représenté par la galerie Thaddeus Ropac (Paris, Salzbourg).