Par Jean-Miguel Pire
La transversalité au service d'un nouvel humanisme
En 1983, la loi Savary donne pour tâche aux établissements publics à
caractère culturel, scientifique et professionnel – qu’il s’agisse
d’universités ou de grandes écoles – d’assurer une fonction de
« diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique[1] ».
Mais, bien avant cette réforme, la culture possède une place de choix à
l’université qui, dans son essence, est le lieu même du savoir – celui de
sa production et de sa transmission. La mission culturelle de l’université ne
fait donc aucun doute. Au cours des trente dernières années, de profondes
réformes ont ainsi progressivement revalorisé la fonction d’acteur culturel que
se doit de tenir un établissement d’enseignement supérieur, tant pour ce qui
regarde les étudiant qu’elle accueille, que le territoire où elle s’enracine.
Outre l’enrichissement individuel qu’apportent les pratiques et productions
artistiques, l’art est un moyen puissant de construire une identité commune à
une collectivité, qu’elle soit universitaire ou non. Enfin, l’évolution de la
législation tend à montrer la convergence politique vers une formation plus
large, faisant passer l’art et la culture du statut d’addendum à la formation à celui de fondement de la spécialisation.
L'art à l'université, un parcours institutionnel
Au lendemain de Mai 68, en supprimant les facultés et en créant les UER (Unité d’Enseignement et de Recherche), la loi Faure souhaite faire de l’université un lieu pluridisciplinaire assurant son rôle de lieu de diffusion de la culture, « les universités dev[ant] s’attacher à porter au plus haut niveau et au meilleur rythme de progrès les formes supérieures de la culture et de la recherche et à en procurer l’accès à tous ceux qui en ont la vocation et la capacité » [3]. La loi Savary empreinte la même direction en leur fixant une mission de « diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique ». Un des premiers pas fut sans doute celui du « 1% artistique » voté dans les années 1950, dont la deuxième appellation de « 1% décoratif » décrit l’ambition. Si la mesure favorise la création contemporaine en permettant la commande de nombreuses oeuvres, elle n’en est pas moins limitée et s’assimile à un supplément d’âme accordé aux établissements d’enseignement. En dépit de leur visibilité, ces œuvres n’épuisent évidemment pas la mission culturelle des universités. En 1990, des représentants de la communauté universitaire, des professionnels du monde culturel et des collectivités territoriales et locales se réunissent en 1990 à Villeneuve d’Ascq. Ils s’accordent sur un texte demandant au Gouvernement de donner aux universités les moyens de remplir leur mission de « diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique ». C’est à cette occasion qu’est créée l’association A + U + C (Art + Université + Culture). La loi du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités, réaffirme cette mission mais les moyens demeurent modestes. En 2010, à la demande de la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Pécresse, la Commission Culture Université présidée par Emmanuel Ethis, effectue une exploration systématique des implications du couple université/culture et propose des perspectives nouvelles sur la logique de l’encouragement des bonnes pratiques dans un rapport contenant 128 propositions[4].
En 2002, la
signature par Catherine Tasca, ministre de la Culture, et Jack Lang d’un
protocole de collaboration entre leurs ministères a pour but de faire entrer
l’art en force dans les études supérieures. Le protocole signé entre les
ministres de l’Education et de la Culture vise à mettre en place des actions
communes en créant des « ponts » entre les deux administrations pour
que l’art et la culture aient une plus grande place dans les programmes
universitaires. Jack Lang appelle de ses vœux des universités « lieux de
vie, d’échange et de création, comme le sont les campus anglo-saxons ». Du supplément d’âme, la culture et l’art sont
appelés à se placer au fondement de la formation de tout individu. Et, de fait,
dès 1985, HEC propose une spécialisation « Management des Arts et
de la Culture » sous la houlette d’Yves Evrard : c’est la première
formation au management culturel dans un établissement d’enseignement
supérieur. Ou encore, en 2009, c’est
Sciences Po Paris qui crée une chaire d’histoire de l’art, aujourd’hui
occupée par Laurence Bertrand Dorléac. La distinction très marquée entre
grandes écoles et universités en France maintient de fortes inégalités, et
notamment dans le champ de l’action culturelle. Si la réorganisation du paysage
universitaire qui se joue de nos jours est pérenne, elle devra repenser, à
l’échelle nationale, le fonctionnement non seulement des services culturels de
chaque Pôle de Recherche et d’Enseignement Supérieur, mais aussi et peut-être
surtout, la refondation artistique et culturelle des formations universitaires,
afin de préparer tout un chacun à la complexité du monde qui l’entoure et à
l’approche plurivoque des objets culturels.
L’éducation
artistique et la pensée complexe
La question du rôle
culturel de l’université n’est aucunement extérieure à la mission de l’institution
universitaire. Elle renvoie à son essence même qui est de créer un lieu
permettant la confrontation et l’échange entre les savoirs. Or, le cloisonnement disciplinaire qui s’est
développé à partir du xixe
siècle du fait de la spécialisation des disciplines, a progressivement généré
un modèle de transmission et de production du savoir peu transversal et très
cloisonné. Les révolutions épistémologiques du xixe
siècle ont permis de faire venir au jour des méthodes d’investigation plus
justes et des connaissances plus précises, mais ont provoqué une séparation des
domaines de compétence. Sans doute héritiers de cette culture scientifique très
cloisonnée, la complexité croissante de notre société nous impose la remise en
question de séparations disciplinaires qui entravent notre capacité à
comprendre la réalité. Père de la pensée systémique qui milite pour une
approche complexe des phénomènes, Edgar Morin écrit ainsi qu’ « il y a une
inadéquation de plus en plus ample, profonde et grave entre, d’une part, nos
savoirs disjoints, morcelés, compartimentés et, d’autre part, des réalités ou
problèmes de plus en plus polydisciplinaires, transversaux, multidimensionnels[5] ».
Renouant avec ses finalités originelles, l’université d’aujourd’hui doit donc
favoriser les situations de dialogue et d’échange entre les disciplines. Chaque
parcours de formation doit permettre aux étudiants de prendre conscience de la
nécessité complexe, et d’acquérir des outils qui lui permettront de développer,
à partir des savoirs qu’il aura acquis dans sa discipline, une pensée complexe,
adaptable aux mutations de plus en plus amples et accélérées auxquelles il lui
faudra faire face dans la vie professionnelle. L’enjeu est de taille puisqu’il
s’agit désormais de transmettre un savoir véritablement transversal, donnant à
tous non pas seulement d’élargir sa vision du monde, mais d’envisager tous les
phénomènes au travers de prismes aussi différents que complémentaires, en
articulant entre eux les savoirs acquis au cours de la formation universitaire.
Au regard de notre modèle universitaire fondé sur la spécialisation,
cette évolution représente une nouvelle révolution épistémologique. Elle ne
pourra s’accomplir en faisant table rase de ce patrimoine intellectuel mais en
l’intégrant dans une démarche féconde grâce à des éléments susceptibles d’agir
comme des passerelles. C’est ici que l’art et la culture constituent les
meilleurs adjuvants. Déguisés en éternel « supplément d’âme », ils
peuvent facilement se faufiler entre les disciplines, agir comme des
laboratoires de la complexité, accueillant des échanges iconoclastes entre des
savoirs réputés absolument incompatibles, renouer, au fond, avec une vision de
l’université d’avant l’université, avec la figure d’un Leonard de Vinci,
mathématicien, physicien, géomètre, mais aussi peintre, créateur dans le plein
sens du terme. La culture des humanités, issue de la tradition qui s’étend du xvie au xviiie siècle, de Montaigne à
Diderot, proposait à l’honnête homme puis au philosophe un certain nombre de
savoirs certes limités – art, littératures grecque et latine, philosophie,
histoire, sciences, etc. –, mais qui, dans une certaine mesure, façonnait
une image du monde unitaire où les savoirs étaient articulés entre eux. Si
cette tradition vit encore à travers l’enseignement des humanités, l’éducation
dispensée dans l’enseignement supérieur ne cherche pas à donner aux étudiants
une formation générale mais spécialisée, sans réellement se préoccuper du
manque que peu constituer, pour un tout individu, une formation unilatérale qui
n’envisage pas d’autres aspects de la vie. Or, l’art et la culture, considérés comme
l’ensemble des aspects intellectuels, artistiques et sociaux propres à une
communauté, peuvent être compris comme de puissants outils d’ouverture, de
décloisonnement.
Mais avant l’université vient l’école. Et rien ne changera si dès le
début de la formation scolaire, ce « bougé » épistémologique
n’est pas introduit dans les jeunes consciences. C’est dans ce chantier que
l’Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle s’est engagé. « Think
tank public » créé en 2005[6],
présidé par le ministre de la culture et le ministre de l’éducation nationale,
animé par un musicien, Didier Lockwood, et composé d’artistes, de chercheurs,
d’enseignants, il stimule le débat sur la place de l’art dans l’éducation et
fait des propositions au gouvernement. En proposant, en 2008, d’instituer l’histoire
des arts dans la scolarité obligatoire, il s’agissait d’établir un enseignement
délibérément transversal et multidisciplinaire dans lequel l’art pouvait servir
de lien entre toutes les matières, et permettre aux professeurs d’élaborer des
propositions communes. Cinq ans après sa création, cet enseignement fait
aujourd’hui figure de laboratoire pédagogique au service de l’ouverture
disciplinaire. Le principe en étant désormais établit au niveau scolaire, les
mentalités vont pouvoir évoluer et l’on peut espérer que, dans quelques années,
les futurs étudiants seront imprégnés de cette ouverture à la complexité par
l’art.
Jean-Miguel Pire, juin 2013
chercheur à l'EPHE
chargé du programme Education artistique et culturele à l'INHA [1]
Jean-Miguel Pire, juin 2013
chercheur à l'EPHE
chargé du programme Education artistique et culturele à l'INHA [1]
[1]
Dirige avec Dominique Poulot (Paris I), le séminaire de l’INHA « Art et
culture dans les politiques éducatives. Généalogies et perspectives ». La
séance du 11 juin 2013 était consacrée aux « Problématiques de l’éducation
par l’art dans l’enseignement supérieur ». Voir : http://www.inha.fr/spip.php?article4375
[2] Loi
n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, art. 4, http://www.legifrance.gouv.fr/
affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006068841&dateTexte=20090802,
consulté le 12/05/2013.
[3]
Loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement
supérieur, art. 1, http://legifrance.gouv.fr/jopdf/common/jo_pdf.jsp?numJO=0&dateJO=19681113&numTexte=&pageDebut=10579&pageFin=,
consulté le 12/05/2013.
[4]
Commission Université Culture, De la
culture à l’université : 128 propositions. Rapport remis à Valéry Pécresse,
Emmanuel Ethis (prés.), Paris : Armand Colin, 2010.
[5]
Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires
à l’éducation du futur, Paris : Seuil, 1999, p. 22.
[6]
Voir le site du Haut Conseil : www.hceac.com