Une oeuvre de Pierrick Sorin pour sensibiliser aux ravages du Binge Drinking


Alcopops, Pierrick Sorin, 2010
Si le terme binge drinking est nouveau en France, le phénomène auquel il se rattache n’est pas profondément nouveau : la consommation excessive d’alcool est depuis longtemps associée à la fête. Toutefois, le binge drinking va plus loin : il transforme l’alcoolisation en une performance. On y consomme de l’alcool en quantité record et dans un temps court, sans limites et sans but autre que l’ivresse elle-même. Pratiqué par les jeunes générations –et plus souvent par les jeunes hommes- ce phénomène présente un danger majeur pour la santé publique ; il contribue également à la dissolution des liens sociaux, puisqu’il remplace progressivement la célébration fédératrice par l’oubli de soi et des autres.

C’est à partir de ce constat alarmant que l’Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie (ANPAA) a exprimé, en 2010, le besoin d’explorer des  nouveaux médiums, pour tenter de toucher et d’informer les étudiants sur les dangers de cette pratique. Il était nécessaire pour cela d’investir un champ de l’image qui puisse concurrencer les écrans publicitaires, sans copier leur fascination béate : une image qui invite à la réflexion.

Bruno Dupont, directeur de l’association lilloise Artconnexion, les accompagna dans cette démarche, au travers du programme « Nouveaux Commanditaires », initié par la fondation de France. Celui-ci propose à des citoyens « non-initiés » de solliciter le regard d’un artiste contemporain sur un besoin de représentation -une démarche qui, dans d’autres circonstances, aurait pu leur sembler exceptionnelle et inaccessible. Qui mieux qu’un artiste peut synthétiser un problème, avec la force d’une image, et toucher intimement le spectateur ?
Pierrick Sorin, connu pour son travail multimédia tournant en dérision les travers et les habitudes de ses contemporains, s’associa à ce projet. Comment, pour lui, rendre compte d’un sujet aussi grave avec humour ? En détournant à la fois la convention scénographique du théâtre et la fascination des écrans : deux dispositifs qui lui permettent de marier ironie et drame.
L’œuvre, titré Alcopops (1), du nom de mélanges où le soda cache le goût de l’alcool pour inciter à la consommation, se présente comme grand bloc à trois facettes. Sur un côté, une fenêtre s’ouvre sur un petit décor de boîte de nuit, où une platine pour disques vinyles, de taille réelle, tourne inlassablement. Projetés à sa surface, des hologrammes de danseurs se perdent dans l’ivresse.
Ce disque qui tourne, c’est la fête sans fin, l’extase de la danse, mais aussi le flot d’alcool, l’impossibilité de s’arrêter, la perte de contrôle sur le corps. D’ailleurs les petits danseurs, rapidement perdent l’équilibre, courent vainement le long du sillon et finissent par tomber. Déjà holographiques, donc transparent comme des spectres, il deviennent squelettes dès qu’ils touchent le sol : un jeu d’enfant macabre, où celui qui chute ne se relève plus.
Le principe de mise en scène, qui constitue le cœur de cette œuvre, permet bien de saisir à quel point l’ivresse incontrôlée est également un spectacle : l’alcool aidant, on « fait une scène »et, conséquemment, on crée une barrière entre nous et l’autre. Malgré l’agitation des personnages, la vivacité des couleurs, l’inventivité divertissante du dispositif, c’est surtout la solitude de ces êtres qui saute aux yeux.
Sur ses deux autres faces, l’œuvre présente des écrans où apparaissent des images de personnes se noyant littéralement dans l’alcool, et des messages informatifs sur les dangers des excès.
Conçu comme un objet mobile, ce dispositif fut d’abord installé à la Cité Internationale Universitaire de Paris (CIUP), puis présenté dans différentes universités et grandes écoles, circulant sur le territoire français grâce aux délégations régionales et départementales de l’ANPAA, au réseau Art+Université+Culture et à Art Campus, projet de production et de diffusion d’œuvres d’art sur les campus français mis en place par la CIUP.
Ce projet permis donc non seulement à un groupe de citoyens, hors du monde de l’art, d’initier une commande artistique, il fut aussi à l’origine d’une œuvre offerte à tous les étudiants de France. Et si le travail de Sorin l’avait par le passé amené à faire coïncider lieu de vie et lieu d’exposition, avec Alcopops, il réalisa une œuvre publique, au sens premier du terme.

Pierre Caron, novembre 2013


(1) Appelée Binge Drinking au moment de sa conception, l’œuvre est parfois encore référencée sous ce titre.

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