A Sciences Po, la culture se conquiert





A Sciences Po, la culture ne s’hérite pas mais se conquiert, pourrait-on dire en reprenant le mot fameux d’André Malraux. Elle ne se bachote pas non plus d’où la décision souvent mal comprise de supprimer l’épreuve de culture générale de son concours d’entrée. Eclaboussant les partisans d’une conception élitiste de la culture, ce véritable pavé dans la mare germanopratine s’inscrit bien au contraire dans une réforme en profondeur de l’enseignement à Sciences Po où l’art et la culture jouent désormais un rôle sans précédent dans la formation.

Ayant rejoint le regretté Richard Descoings en tant que directeur adjoint et scientifique de la vénérable institution, le philosophe des sciences et sociologue Bruno Latour y a développé depuis 2007 le concept d’ « Humanités scientifiques » cher au premier, favorisant les croisements entre toutes les sciences qu’elles soient sociales, humaines, ou dures. « Comment former des élèves sans le détour de la philosophie, sans anthropologie, sans géographie, sans démographie, comment les former sans théologie » s’interroge ce penseur iconoclaste, qui a toujours regardé du côté de l’art et des artistes pour réinterroger notre façon de voir et de penser le monde. 


Convaincu que « dans toutes les périodes troublées de l’histoire c’est dans les arts que s’est renouvelée la pensée autant que l’action », celui qui fut le commissaire de l’exposition Iconoclash au ZKM de Karlsruhe en 2002 a créé au sein de Sciences Po une « Ecole des arts politiques » sous la forme d’un master qui mêle pour la première fois à parité les arts et les sciences sociales. Mais au-delà de cette formation spécialisée, c’est à l’ensemble du corps étudiant de Sciences Po qu’est offerte une nouvelle façon de travailler dans laquelle pratiques artistiques et méthodes scientifiques jouent un même rôle dans l’analyse conjointe des problèmes de notre société. Pour la première fois dans l’histoire de Sciences Po, une chaire d’histoire de l’art a d’abord été créée en 2009 qu’occupe aujourd’hui Laurence Bertrand Dorléac. Persuadée comme Bruno Latour que « l’art est un laboratoire majeur d’invention et d’expérimentation pour les sociétés », elle dirige un séminaire de recherche très pointu « arts et société » au sein du Centre d’histoire de Sciences Po et enseigne aux étudiants de première année un cours d’initiation à l’histoire de l’art qui se tient au Musée d’Orsay, au plus près des œuvres et des collections. Parallèlement à cet enseignement, une des innovations majeures du cursus scolaire de Sciences Po consiste en la création ex nihilo de pas moins de deux cents dix ateliers obligatoires de pratique artistique (littérature, théâtre, création numérique, danse, etc) visant à une stimulation intellectuelle et une lecture renouvelée des réalités sociales par les étudiants. Révolutionnant l’idée de culture, conçue non comme un moule formatant a priori la personnalité de chacun, mais comme une expérience où chacun peut se construire a posteriori, ces ateliers ont profondément agi sur l’activité avec lesquelles les étudiants imaginent leur rapport au monde. Sans doute est-ce d’ailleurs cet état d’esprit original qui a conduit les étudiants eux-mêmes à créer en 2010 le « Prix Sciences Po pour l’art contemporain », qui fait aujourd’hui partie de ces indicateurs par lesquels se révèle la jeune scène artistique française mais aussi se mesure le dynamisme d’une société toute entière de plus en plus engagée dans l’élaboration de sa propre culture. Après l’avoir décerné à Guillaume Bresson en 2010 et à Simon Nicaise en 2011, c’est Anthony Duchêne qu’un jury de dix professionnels vient de récompenser. Les projets des huit candidats sont visibles dans le hall de Sciences Po, au 28 rue des Saints-pères, jusqu’au 4 mai.