L'art se fait où on habite

Par Jérôme Poggi



La formule revient à Robert Filliou qui, regrettant l’institutionnalisation rampante de la scène de l’art, appelait de ses voeux un retour de l’art dans la vie et le quotidien de chacun.

Au XIXe siècle déjà, de nombreux observateurs déploraient également l’impudeur et l’inconfort des espaces publics d’exposition dans lesquels la jouissance artistique devenait difficile par manque d’intimité et de familiarité possible avec les oeuvres. « Il est impossible de jouir absolument d’un tableau, à moins qu’il ne vous appartienne, à moins de vivre en sa compagnie, de le voir sous tous ses aspects et à chaque heure du jour. Chaque toile demande une sor te d’apprentissage, d’initiation qui ne peut se faire que dans le silence du chez soi, en robe de chambre et en pantoufles », estimait l’un d’entre eux. 
 
Qui ne rêverait en effet de pouvoir se coucher face à un Rothko, se réveiller devant un Richard Tuttle ou un Miró, prendre un café sous un Baldessari ou un Sol LeWitt ? Aux États- Unis, ce privilège n’est pas réservé qu’à quelques riches collectionneurs, mais offert à la majorité des étudiants de plusieurs campus qui peuvent emprunter des oeuvres dans des artothèques afin de décorer leur chambre pendant une année universitaire. Les étudiants de Berkeley, en Californie, peuvent accrocher à leurs murs des estampes, souvent signées et numérotées, de Hokusai, Vuillard, Grosz, Léger, Chagall, Hartung, Le Corbusier, Segal, Tàpies, etc… Essentiellement moderne, la collection a été initiée en 1958 par le professeur Herwin Schaefer, convaincu que la meilleure façon de sensibiliser un étudiant à l’art consistait à lui permettre de vivre intimement avec une œuvre originale pendant un semestre.



C’est au Massachusetts Institute of Technology à Cambridge que ce programme de prêt est le plus développé et spectaculaire. « L’université a beau être technologique, il nous a toujours semblé impensable de faire l’impasse sur un outil aussi puissant que l’art pour comprendre dans toute sa complexité le monde dans lequel nous vivons », explique Mark Linga, responsable des publics au MIT List Visual Arts Center.
A côté des expositions de niveau international qui y sont organisées (Lire Le Quotidien de l’Art du 31 août 2012), une présentation annuelle des pièces de la collection d’oeuvres sur papier (photographies, sérigraphies, lithographies) permet aux étudiants de choisir celle avec laquelle ils vivront pendant un an. Ils peuvent choisir parmi celles de Berenice Abbott, Irving Penn, Andy Warhol, Sam Francis, Brice Marden, Lichtenstein, Rauschenberg, LeWitt, Polke, Bourgeois, les Becher, etc.. Trois donations effectuées en 1966, 1977 et 1985 constituent le fonds principal des 500 oeuvres offertes en prêt. Et chaque année, un petit budget permet d’acquérir une quinzaine d’oeuvres nouvelles : AA Bronson, Glenn Brown, Jan Dibbets, Rodney Graham, Roni Horn, William Kentridge, Allora & Calzadilla, Gabriel Orozco, etc… La qualité et l’exigence de la collection sont si élevées que, chaque année, la valeur des oeuvres est recalculée en fonction de la cote des artistes, afin de retirer du système de prêt les plus chères. « La découverte de l’art est souvent déclenchée par un événement fondateur marquant.

 
C’est pourquoi nous pensons qu’il faut offrir des oeuvres de haut niveau à nos futurs ingénieurs, afin de déclencher en eux un goût pour l’art qu’ils pourront développer par eux-mêmes plus tard dans leur vie personnelle ou professionnelle », estime Mark Linga.
L’art se fait où on habite, disait Filliou… Les amateurs d’art également… A quand des artothèques sur nos campus français ?

Jérôme Poggi
Chronique du Quotidien de l'art parue le 2 novembre 2012